Par Jean-Claude Sommaire, ancien secrétaire général du Haut Conseil à l’Intégration…
Les émeutes survenues en France à l’automne 2005, du fait de leur durée, du nombre de quartiers concernés, et de l’ampleur des dégâts causés ont constitué, pour notre pays, un événement social et politique d’une portée considérable. Elles ont révélé qu’il y a aujourd’hui, dans notre pays, une fracture urbaine qui n’est plus seulement une fracture sociale mais aussi, de plus en plus, une fracture ethnique, culturelle et religieuse qui témoigne, à l’évidence, d’une crise profonde de notre « modèle républicain d’intégration ».
Le défi sans précédent auquel nous sommes confrontés, et qui nous a été révélé au grand jour par ces évènements, est d’avoir à faire société avec nos jeunes concitoyens dont les parents sont issus de nos anciennes colonies et à poursuivre, avec eux, la construction d’une société démocratique appelée, inexorablement, à devenir de plus en plus diverse et métissée. Nos principaux voisins européens sont d’ailleurs confrontés à la même épreuve, à partir de leur histoire et de leurs traditions propres, dans un même contexte de difficile maîtrise des flux migratoires du fait de déséquilibres nord sud appelés à perdurer. ….
….Dans cette perspective notre « communauté nationale », et les diverses « communautés de vie » qui existent, au plan local, dans les zones urbaines, devraient maintenant être appréhendées comme des communautés hétérogènes, mixtes et diversifiées. Cela implique de faire définitivement le deuil d’une société « républicaine » normalisée qui, en continuant à méconnaître les différences sous prétexte d’égalité, ne finirait plus par laisser subsister que des collections d’individus sans appartenance et des groupes ethniques isolés exaltant leurs différences.
Le développement inattendu de l’islam, depuis une quinzaine d’années, chez les jeunes générations issues de l’immigration maghrébine, correspond, à l’évidence, à un fort besoin de se construire ici une identité et une communauté d’appartenance du fait d’une histoire familiale mal transmise fragilisée par les souvenirs douloureux de la colonisation mais c’est aussi la conséquence d’une culture française insuffisamment ouverte à l’altérité.
C’est donc la reconnaissance sans arrière pensées de cette réalité contemporaine de la diversité qui doit devenir le moyen privilégié de l’intégration des différences en permettant aux communautés concernées de s’engager, ensemble, dans la voie d’un développement social commun plutôt que d’avoir à subir les contraintes et les dommages d’une régression communautariste.
En France la lutte contre les discriminations raciales a pris beaucoup de retard en raison d’une confiance excessive dans des principes républicains censés assurer l’égalité des citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Aujourd’hui, dans le contexte d’une société qui devient de plus en plus pluriethnique, cette lutte contre les discriminations est devenue un objectif politique clairement affirmé mais dans beaucoup de secteurs de la société, la diversité tarde encore à s’imposer.
Intégrer mieux plutôt que de continuer à assimiler mal telle est la perspective générale qui est proposée ici en invitant la République à travailler intelligemment avec les communautés issues de l’immigration, y compris dans leur dimension spirituelle et religieuse. A cet effet il n’est pas nécessaire de remettre en cause les principes fondamentaux de notre pacte républicain mais seulement de reconnaître que celui ci ne parvient plus, en l’état, à tenir ses promesses d’égalité à l’égard de nos concitoyens les plus récents. Il faut donc explorer, sans tabou, et avec pragmatisme, des voies nouvelles pour que ces principes puissent continuer à faire sens pour tous et nous protègent des dérives communautaristes qui, dans nos banlieues, mettent en péril le sentiment d’une appartenance commune à une même entité nationale.
Dans ce cadre de cette exploration sans tabou force est de constater que, du fait de son arrivée tardive sur notre territoire, l’islam se trouve aujourd’hui discriminé par l’application des dispositions prévues par la loi de 1905 concernant les lieux de culte. Le principe de séparation des églises et de l’Etat, constamment proclamé, est en effet à relativiser sérieusement quand on sait que les collectivités publiques, qui en sont propriétaires, financent aujourd’hui, en toute légalité, l’entretien des édifices cultuels construits avant 1905, très majoritairement utilisés par l’Eglise catholique.
Mais il faut aussi appeler l’attention sur le fait que, suivant une pratique française assez courante, la proclamation répétée des grands principes de séparation des églises et de l’Etat s’accompagne, de fait, de diverses pratiques, à la limite de la légalité, visant, explicitement, à les contourner. Ainsi, pour aider un islam qui ne devrait pas l’être, on a créé des salles de prière dans des équipements collectifs et des collectivités locales financent de plus en plus fréquemment des espaces culturels abritant des lieux cultuels.
Ces pratiques, sans doute utiles, de contournement des textes en vigueur, ne plaident-elles pas en faveur d’une actualisation de la loi de 1905 ? En effet ne serait il pas souhaitable que les collectivités publiques puissent participer directement, et au grand jour, au financement de nouveaux lieux de culte comme elles peuvent le faire pour d’autres équipements collectifs ? Une église catholique, un temple protestant, une synagogue juive, une mosquée musulmane, un temple bouddhiste, concourent au maintien du lien social et répondent à des besoins réels exprimés par une partie de nos concitoyens, notamment ceux, nombreux, qui vivent dans les territoires qui ont été urbanisées depuis le début du siècle.
Pourquoi, en raison d’un conflit ancien entre la République et une Eglise catholique alors dominante, maintenir aujourd’hui un ostracisme durable à l’égard d’une possibilité de financement public de nouveaux édifices religieux dont l’utilité sociale n’est pas moindre que celle d’équipements sociaux, sportifs ou culturels qui ne s’adressent, eux aussi, qu’à une partie de la population ?
D’une façon générale, vouloir appréhender aujourd’hui la question de l’islam, ou celle des églises évangélistes, fréquentées majoritairement par des populations d’origine africaine, avec les seuls outils intellectuels de la laïcité forgés dans les années anciennes de lutte contre une église catholique dominatrice, ne peut que laisser interrogatif. Ne risque t’on pas ainsi, par aveuglement, de contribuer à l’élargissement de la fracture sociale, ethnique et religieuse que connaît notre pays en refusant de voir la réalité d’une discrimination de fait alors que la lutte contre les discriminations raciales est maintenant clairement inscrite sur l’agenda politique ?
Dans une société devenue plus diverse la République n’a plus vocation aujourd’hui, au nom de la laïcité, à lutter contre les affirmations identitaires des individus pour les intégrer. Au contraire, elle doit s’efforcer de créer les conditions les plus favorables pour que chaque personne, ou chaque groupe, puisse accéder, avec ses particularités, à une pleine participation à l’exercice de la citoyenneté.
En 2001, en publiant son rapport « l’islam dans la République » (accessible sur le site de la Documentation française), le Haut Conseil à l’intégration avait envoyé un message qui n’a pas été entendu, à savoir que la présence et le développement de l’islam en France n’était plus une question marginale à connotation exotique mais un sérieux sujet de société franco français à traiter ici et maintenant. Ce rapport invitait les pouvoirs publics à ne plus perdre de temps à s’interroger sur le fait de savoir si l’islam était, ou non, compatible avec la laïcité à la française mais à concevoir, avec pragmatisme, un certain nombre d’accommodements pour que nos concitoyens musulmans trouvent pleinement leur place au sein de la République. Pour le Haut Conseil il suffisait, pour cela, d’avoir l’intelligence, sur un certain nombre de points potentiellement conflictuels, d’accepter les quelques compromis raisonnables nécessaires au maintien du vivre ensemble au sein d’une société plurielle…..
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……..Nous le savons, notre société connaît aujourd’hui une double crise qui affecte directement les jeunes générations : une crise de la famille qui peine à assurer la transmission des valeurs et une crise de l’école publique qui, ne parvenant pas à assurer l’égalité des chances, reproduit des inégalités qui tendent à s’accroître. Dans ce contexte, beaucoup de jeunes apparaissent en manque ou en recherche de repères et nombreux sont ceux qui connaissent d’importantes difficultés d’insertion professionnelle face à un chômage qui les frappe plus durement que les adultes avec une couverture sociale moindre.
Par ailleurs, au-delà de cette observation générale, il faut bien constater que, depuis un certain nombre d’années, l’école publique est devenue le lieu de beaucoup de tensions, voire de violences graves, dans les zones dites sensibles où résident, de façon importante, des populations en grande difficulté sociale dont une large partie est issue de l’immigration.
En conséquence l’école de la République connaît aujourd’hui, dans beaucoup d’établissements, des phénomènes de ségrégation, sociale et ethnique, qui amplifient ceux observables dans les villes et les quartiers. On peut ainsi fréquemment observer, dans les villes à forte population d’origine étrangère, d’une part, des écoles, ou des classes, surtout constituées d’enfants issus de familles bien intégrées dans la société, et d’autre part, des écoles, ou des classes, majoritairement constituées d’enfants issus de familles défavorisées et de l’immigration. …..
La question de la laïcité à l’école, n’aurait pas du être examinée, en 2004, sans s’interroger, dans le même temps, et de façon spécifique, sur la capacité de notre appareil scolaire à offrir aux jeunes des quartiers défavorisés, quelles que soient leurs origines, de réelles chances de réussite. En effet le niveau actuel de violence dans certains établissements, les phénomènes de désaffiliation scolaire, les entrées précoces dans la délinquance, apparaissent comme des signes de déstabilisation de notre société infiniment plus inquiétants que le foulard islamique qui a trop facilement polarisé l’attention.
Dans une démocratie qui devient de plus en plus pluri- ethnique et pluri-culturelle, l’école, outre ces missions traditionnelles de transmission des savoirs, doit être un lieu privilégié d’apprentissage des règles nécessaires au vivre ensemble à partir, notamment, d’une reconnaissance raisonnable des différences d’origine ethniques et culturelles. En conséquence, afin de lutter contre l’échec scolaire et les phénomènes de désocialisation qui menacent gravement l’avenir de nombreux jeunes issus de l’immigration il faut que l’école puisse s’adapter, dans ses programmes, dans sa pédagogie et dans ses modes d’organisation et règles de fonctionnement aux caractéristiques des publics accueillis.
Dans cette perspective il serait souhaitable de promouvoir, au sein de l’enseignement public, des expérimentations hardies et sans tabous en ayant, par exemple, une approche moins dogmatique des questions de mixité, en faisant preuve d’ouverture vis à vis de certaines demandes liées à l’islam, en organisant un enseignement de l’histoire de l’esclavage, de la colonisation, de l’immigration, du développement etc. De ce point de vue il pourrait être utile de tirer profit de l’expérience acquise par certains établissements catholiques qui accueillent, avec succès, un nombre grandissant d’élèves, notamment musulmans, originaires des quartiers difficiles.
Sur la question plus spécifique de la laïcité à l’école, il est donc indispensable, à l’heure de la mondialisation, d’en avoir une application ouverte et plurielle plutôt qu’une conception frileuse et rétrograde. L’école a besoin des hussards de la République de la diversité du XXI ème siècle pas de ceux de la République coloniale du XIX ème.
Au Québec, pour faciliter le vivre ensemble dans des établissements scolaires de plus en plus ouverts à la diversité, des animateurs de vie spirituelle et communautaire aident les adolescents à mieux prendre en charge leurs questionnements identitaires et spirituels.
Une initiative du même ordre pourrait être étudiée en France, en concertation avec les différents acteurs concernés (enseignants, parents d’élèves, élus locaux, représentants des courants philosophiques et religieux). Dans notre contexte laïc, ces nouveaux intervenants au sein de l’école dont il conviendrait, évidemment, de préciser la dénomination, le statut et les fonctions, pourraient être chargés de répondre aux diverses interrogations de l’adolescence et de développer chez les jeunes l’esprit civique, le sens de la solidarité, l’ouverture aux autres, etc.
La France d’aujourd’hui doit pouvoir s’ouvrir, au moyen d’une laïcité ouverte, à de nouveaux apports, au plan culturel et spirituel, et ne pas s’enfermer dans une laïcité de fermeture et d’ignorance héritée d’un armistice ancien avec l’Eglise catholique qui ne fait plus sens pour les jeunes générations.
Jean-Claude SOMMAIRE
Ancien secrétaire général du Haut Conseil à l’intégration ; membre de Démocratie et spiritualité
Extraits d’un article publié dans le N°30 la revue France Forum de juin 2008