Jean Peyrelevade, Le Monde daté 29 avril 2010...
Toute une mouvance qui se considère comme exprimant les valeurs de la "vraie gauche", les économistes d'Attac, les amis de Jean-Luc Mélenchon, Jean-Luc Mélenchon lui-même, voire l'aile souverainiste du Parti socialiste proposent au problème du financement des retraites une solution démagogique.
Leur thèse est simple, en deux parties. Premièrement, il faut "couvrir l'augmentation des besoins sociaux par un accroissement des prélèvements collectifs sur la richesse produite". Explicitons : nous ne devons ni reculer l'âge de la retraite, ni allonger la durée de cotisation, mais prélever davantage sur le revenu des actifs pour financer les pensions d'un nombre croissant d'inactifs.
Deuxièmement, il convient pour ce faire de ne pas toucher aux revenus du travail, mais uniquement à ceux du capital. "Cela est possible si le curseur de la répartition des revenus revient en faveur de la masse salariale. Celle-ci a connu trois décennies de dégradation, tandis que la part des dividendes dans le PIB est passée de 3,2 % en 1982 à 8,5 %. Un déplacement qui équivaut aux ressources supplémentaires pour financer les retraites (...)."
En démocratie, toute proposition mérite le débat. On voit bien ce que celle-ci a de plaisant. On ne touche pas aux "avantages acquis" et on fait payer par les seuls capitalistes (les bénéficiaires anonymes des revenus du capital) le coût que représente pour la collectivité l'allongement de l'espérance de vie dont nous bénéficions tous.
Malheureusement, cette solution séduisante repose sur des chiffres faux. Comme si, politiquement nécessaire, elle était si faible dans ses fondements qu'il faille, pour lui assurer une apparente plausibilité, travestir la réalité. Le capital doit prendre sa juste part du fardeau, il ne peut pas l'assumer tout entier.
Le mensonge, tellement répété d'une intervention à l'autre qu'il en devient lassant, est double :
1 - La répartition de la valeur ajoutée des sociétés non financières est, en ce qui concerne la part des salaires, stable depuis vingt ans : 65,3 % en 1988, 65,6 % en 2009, avec peu de variations intermédiaires. La dégradation ne s'étend donc pas sur trois décennies, mais se mesure par rapport à une seule, la plus éloignée dans le temps. La part des salaires dans la valeur ajoutée y avait atteint un maximum de 74,2 % en 1982, record historique absolu jamais égalé ni avant ni après, et qui intervint après les trois ébranlements majeurs que furent les chocs pétroliers de 1974 et de 1979 et la relance mitterrandienne de 1981.
Comme notre appareil productif supporta alors, en première ligne, le coût de l'ajustement (à la différence de ce qui se passa dans la plupart des pays développés), la part de l'excédent brut d'exploitation des entreprises dans la valeur ajoutée tomba à un minimum historique absolu de 23,9 % (contre 30 % aujourd'hui). A un tel niveau, une fois payés l'impôt et l'intérêt, on arrive à grand-peine à renouveler le capital existant. Inutile alors de parler d'investissement net, donc de croissance.
La thèse est-elle qu'il faut revenir aux ratios économiques de 1982, année de déséquilibre majeur débouchant sur deux dévaluations et deux plans de rigueur ? Si tel est le cas, il faut le dire et le justifier. Car, une fois de plus, après la correction imposée d'une trajectoire insoutenable, le partage salaires-profits est stable depuis deux décennies.
2 - Les dividendes net distribués par les sociétés non financières étaient bien en 1982 (année dont on a vu en quoi elle était exceptionnelle) égaux à 3,2 % de leur valeur ajoutée et sont depuis remontés jusqu'à 8 % en 2007. Mais ladite valeur ajoutée ne doit pas être confondue avec le PIB, dont elle ne représente que la moitié. Il faut être cohérent : rapportée au PIB, la distribution de dividendes est en fait passée de 1,6 % à 4 %, soit une variation du même ordre de grandeur que les ressources manquant au financement des retraites.
En gros, il faudrait supprimer la notion même de dividendes, donc de rémunération du capital, donc de capitalisme, pour financer les retraites. On rencontrerait sans doute quelques autres obstacles sur un chemin aussi enchanteur.
Je ne puis soupçonner tant de bons esprits, tellement attachés au bien public, d'incompétence. Ils savent ce qu'ils font et pourquoi ils travestissent les chiffres ou leur interprétation. La vérité économique leur importe peu, puisque leur thèse est politique.
Jean Peyrelevade, économiste.